Allocution de Solange Lefebvre

Titulaire de la Chaire en gestion de la diversité culturelle et religieuse depuis 2003, professeure titulaire à la Faculté de théologie et des sciences de la religion, et fondatrice du Centre d’études des religions(CERUM) de l’Université de Montréal, qu’elle a dirigé jusqu’en décembre 2008.

Chercheuse, enseignante et intellectuelle engagée, la professeure Solange Lefebvre travaille sur la religion dans la sphère publique.  Fréquemment invitée comme conférencière à l’étranger et au Canada, son expertise est recherchée par les institutions publiques et privées, les groupes communautaires et religieux, et les médias. 

 

Mme Lefebvre exprime que c’est une grande richesse que de vivre dans une communauté multiculturelle. Ce dont une communauté a besoin pour s’habituer à de nouvelles communautés, à de nouvelles religions, c’est d’abord l’expérience, la familiarisation, le temps. Oui, il y a de la discrimination et chacun peut se sentir discriminé dans toutes sortes de contextes. Il y a une expérience universelle d’infériorité ou de supériorité, de disqualification d’autrui ou d’être disqualifié par autrui. 

La radicalisation n’est pas toujours violente et atteint beaucoup de groupes. Un terme plus approprié que radicalisation aurait été le fanatisme, c’e-à-dire un extrémisme qui bascule dans la violence. En effet, c’est normal d’être radical (la mollesse consensuelle ne mène nulle part). Une démocratie saine, c’est quand il y a des opinions fortes qui sont exprimées mais dans le respect.

Lorsqu’on parle de radicalisation, il s’agit souvent de jeunes. Il peut y avoir des questions de maladie mentale, d’épisodes même de fragilité mentale; par ex. les jeunes garçons qui se tuent dans des accidents de voitures, c’est une forme d’extrémisme inquiétante surtout lorsqu’elle emporte d’autres amiEs dans la mort. Un médecin spécialiste des jeunes mentionnait qu’il y a des types de jeunes qui ont certains problèmes de santé mentale qui peut les rendre vulnérables à de tels risques. En fait, la jeunesse est une période merveilleuse de la vie, fascinante, bouillonnante mais à risque. J’ai interviewé pendant plusieurs années des gens de plusieurs générations dont des baby-boomers qui sont actuellement d’âge honorable et qui sont devenus très sages. Or dans les années 60 ils cassaient tout. Ils remettaient plein de choses en question. Plusieurs ont raconté en entrevue que certains de leurs amiEs sont morts d’overdose de drogue. Ils sont allés trop loin dans des extrêmes, des prises de risque, de médicaments. À toutes les époques il y a des expérimentations extrêmes qui effectivement répondent à des quêtes de sens. Une personne disait que ce qui l’a sauvé c’était la voix de ses parents qu’elle entendait. Elle avait quitté le nid familial; mais alors qu’elle était avec ces amis qui allaient très loin dans certaines pratiques, elle entendait la voix de ses parents qui disaient «attention».

La voix de la conscience, c’est l’éducation qui envers et contre tout va aider un jeune à résister. En fait, c’est toute une communauté qui éduques les jeunes et nous avons eu le rappel que c’est toute la communauté québécoise qui éduque les jeunes musulmans, qui éduque les jeunes haïtiens évangéliques, qui est responsable des jeunes par-delà des différences. Et nous sommes responsables de l’image que nous renvoyons de leurs communautés publiquement, dans les médias, dans le voisinage. Nous sommes responsables de tous ces messages que nous leur envoyons.

C’est classique, les jeunes ont besoin de bouger, ont besoin d’activités. Ils ont besoin de défis. Ils ont besoin d’être respectés, d’être mis au défi dans toutes sortes de projets. C’est un tout petit nombre qui parlent de radicalisation au point de vouloir partir à l’étranger pour aller combattre avec ces djihadistes violents mais parle-t-on de ceux qui n’y vont pas et qui sont hyper-majoritaires ? Est-ce que l’on entend suffisamment ces jeunes musulmans corrects, est-ce qu’on les utilise comme modèles dans leurs communautés ?

Aussi la transmission d’une foi religieuse, comme les connaissances à l’école, ça ne se fait pas de façon unilatérale. Il faut créer un espace de dialogue pour que les jeunes aient un espace pour poser leurs questions, toutes sortes de questions. Un jeune est-il assez à l’aise, assez en confiance pour dire que ce qu’il voit sur Internet de la part des djihadistes violents le séduit, pour exprimer qu’il commence à être un peu fasciné par ces causes, que ces causes exercent sur lui de l’attrait (comme ont exercé la marxisme léninisme qui a mené à la terreur ou certaines formes de nationalisme qui ont basculé dans la violence sur d’autres). Est-ce qu’on a l’espace pour ces jeunes, espace où ils peuvent exprimer des choses même à risque. Aziz mentionnait que des imams ont peur de prononcer le mot djihadisme parce qu’à ce moment-là un petit clip est pris et pourrait être interprété hors contexte.  

Il faut comprendre qu’il y a de grandes pressions en particulier sur la communauté musulmane du Québec et que c’est tout le voisinage, tous les éducateurs et pas seulement musulmans qui doivent prendre ça en charge.

Une dernière remarque sur la religion dans la sphère publique. Pour moi ce qui caractérise la sphère publique au Canada et au Québec aussi comparativement à ailleurs, c’est la discrétion du religieux. Le politique n’est pas très à l’aise avec le religieux. Ça fait partie de la culture canadienne. Même le premier ministre sortant qui, on le sait, est un évangéliste convaincu, a compris que s’il priait ou parlait de Dieu en public, ça n’allait pas avec la majeure partie de l’électorat canadien. J’aurais souhaité que le Québec implique davantage des leaders religieux dans des conseils comme c’est le cas en France. Mais il y a un style politique qui rend nos gouverneurs très prudents. Le dernier exemple est la mise sur pied du nouveau programme d’éthique et culture religieuse à l’école. Ce qui était le Conseil supérieur de l’éducation qui était à la fois protestant et catholique, s’était transformé en secrétariat aux affaires religieuses et il y avait un comité aux affaires religieuses chargé de conseiller le gouvernement sur la question d’éducation. C’est encore là nominalement mais avec toutes les coupes transversales qu’il y a eu au gouvernement dans la direction des communautés culturelles et d’autres à cause de l’énorme déficit que l’on a au Québec, le secrétariat et le comité sont devenus presque rien. Peut-être moins besoin aussi : au début il fallait assister l’élaboration des manuels scolaires qui sont maintenant sur le marché. On les consulte de manière informelle, on les met dans le coup pour des conférences de presse. … mais à un niveau plutôt civique.

L’initiative des leaders religieux de Montréal-Nord est très importante. Ils ont compris qu’il fallait qu’eux-mêmes prennent l’initiative de prendre la parole comme leaders religieux, plusieurs religions en même temps avec une belle entraide. Quand il y a eu des problèmes avec les lieux de culte à MN, il fallait réduire leur nombre, il fallait légiférer autrement, tous les leaders religieux se sont solidarisés avec les pasteurs évangéliques. Là on voit que les frères et sœurs musulmans ont de la souffrance parce que c’est eux qui sont sous les projecteurs à cause de la radicalisation, on voit ces pasteurs évangéliques, ces catholiques, ces chrétiens de plusieurs dénominations et autres religions se solidariser avec leurs frères religieux. Ces dernières sont des initiatives magnifiques sans compter la présence de plusieurs politiciens qui se montrent solidaires de ces groupes. On va continuer de lutter ensemble contre les préjugés et on va essayer de porter ensemble avec les familles de la communauté musulmane nous aussi avec autant le sens des responsabilités tous ces jeunes qui nous sont donnés. La société québécoise a besoin de ces jeunes, de tous les jeunes. Et il faut rappeler aux jeunes musulmans à quel point on a besoin d’eux et qu’on les accepte avec leurs valeurs, leur religion, leur vision du monde; c’est un enrichissement pour nous. Il faut le répéter dans notre voisinage et partout. Moi, je suis très heureuse d’avoir une communauté musulmane de plus en plus importante au Québec. J’aime la diversité, je ne pourrais plus vivre sans la diversité.